Notre dernière lettre thématique de cette 10ème saison est l’occasion de nous pencher sur un concept qui nous est cher : le décloisonnement.
Moteur du Forum LIEGE CREATIVE, le décloisonnement est inhérent à nos activités dans le but de susciter des rencontres fortuites et, par-là, générer des idées nouvelles.

Force est de constater que, si sa richesse n’est pas à démontrer quant aux opportunités qu’il crée, le décloisonnement reste un levier à accompagner. En effet, pour que ses effets portent, il faut lui donner les moyens ; créer un cadre propice et favorable, développer des outils adaptés…

Croisement des regards, transdisciplinarité, dialogue, interpénétration, f(r)ictions ou ouverture aux différences… Ci-dessous, nous avons demandé à 6 personnalités de nous partager ce qu'évoque le décloisonnement dans leur champ d’action. Ils mettent en évidence ses atouts et les freins à sa réalisation.

Leurs développements feront écho, certainement, à la réflexion que nous aurons le 23 juin prochain à l’occasion de notre rencontre-conférence de clôture. Mathieu Baudin nous guidera pour imaginer les futurs souhaitables en s’appuyant, notamment, sur la biodiversité des regards. « Rassemblons-nous, mais ne nous ressemblons pas » ; voilà une phrase que nous lui devons et qui nous plaît beaucoup.

Bonne lecture et rendez-vous le 23 juin !
L'équipe LIEGE CREATIVE

Michel Morant

Michel Morant

Directeur de l’Interface Entreprises (ULiège)

Michel Morant est, depuis 1998, le directeur de l’Interface Entreprises, en charge de la valorisation de la recherche et de l’implication de l’Université de Liège dans le développement régional. Il a déployé le dispositif de l’ULiège pour gérer les projets d’innovation de l’université et de son hôpital, ainsi que pour stimuler l’innovation au sein et autour de la communauté académique, dont le forum LIEGE CREATIVE.

Le décloisonnement comme source d’innovation

Si les découvertes permettent de faire reculer les frontières de la Science, l’innovation résulte plus de la confrontation créatrice des découvertes avec les problèmes rencontrés dans la vie. D’une découverte à l’innovation, on peut certainement voir un chemin linéaire, logique, bien maîtrisé. Mais une innovation peut aussi certainement en inspirer d’autres, nombreuses, dans d’autres applications et d’autres secteurs que le secteur premier.

Cette fertilisation croisée suppose un décloisonnement des acteurs de l’innovation dans un bouillonnement effervescent d’idées et de projets. Les avancées scientifiques sont aussi de plus en plus le résultat d’approches transdisciplinaires, au carrefour de la physique, des mathématiques, de la chimie, de la biologie, ou encore des sciences comportementales.

D’un autre côté, l’évaluation scientifique par les pairs reste organisée par discipline, que ce soit l’évaluation des contributions dans les revues disciplinaires ou l’évaluation des chercheurs dans un parcours de carrière, ce qui peut contribuer à une certaine sclérose du domaine.

Le décloisonnement est un des moteurs de LIEGE CREATIVE, et ce depuis l’origine. Décloisonner les disciplines, mais aussi les regards ; qu’il s’agisse du point de vue du scientifique, de l’utilisateur ou du citoyen, en passant par celui de l’entreprise et du secteur public.
Il y a forcément des hybridations nécessaires, voire vitales : que serait la biotechnologie aujourd’hui sans la bio-informatique, la médecine sans l’électronique ou la chimie, ou encore l’agriculture sans les satellites ? D’autres synergies restent moins évidentes, à commencer par l’impact des sciences humaines dans le déploiement des technologies nouvelles : les éoliennes, les enjeux climatiques, la transition énergétique, la vaccination, la nutrition, l’organisation du travail, le vieillissement…

Tous ces enjeux nécessitent de brasser les expertises selon un réseau de compétences structurant pour adresser les problèmes de manière holistique et non ponctuelle ou disciplinaire. Ceci implique une capacité à dialoguer avec des experts d’autres disciplines, de mieux se connaître et de comprendre les défis respectifs à adresser. La possibilité de construire ensemble un projet plus riche devient alors une motivation de premier ordre pour pouvoir sortir des sentiers battus.

Voilà 10 ans que LIEGE CREATIVE a cette vision, avec une adhésion jamais démentie des participants, grâce à l’essence du projet et à la compétence des acteurs qui l’animent dans la perspective de susciter des partenariats improbables.

Aurore Degré

Professeure d’hydrologie et de physique des sols et Vice-Doyenne à l’enseignement de Gembloux Agro-Bio Tech (ULiège)

Bioingénieure, Aurore Degré consacre ses recherches à la physique des sols, l’hydrologie et la conservation du sol. Passionnée par l’enseignement, elle commence à donner cours à la Faculté de Gembloux en 2007. En 2015, elle est élue Vice-Doyenne à l’enseignement de Gembloux Agro-Bio Tech pour une période de 2 ans, puis à nouveau en 2017 et en 2021 pour des périodes de 4 ans. Elle nous partage ici ses réflexions sur l’importance de prendre en compte l’interdisciplinarité dans le programme de formation des étudiants.

Aurore Degré

 

Le décloisonnement et l’interdisciplinarité dans l’enseignement, ou comment passer de la théorie à l’efficacité

En réflexion permanente quant à nos programmes de formation, quant à leur adéquation avec les défis actuels et futurs de nos diplômés, à Gembloux Agro-Bio Tech nous mobilisons régulièrement des panels d’experts pour questionner nos pratiques.

Face aux enjeux actuels, il est très clair que le meilleur expert technique ne peut voir aboutir un projet s’il n’en perçoit pas les implications transdisciplinaires, l’image globale. Il est primordial, bien sûr, que nos formations gardent un objectif technique ciblé, permettant à nos apprenants de développer des compétences très pointues et au front de la science. Mais une vision purement technique est réductrice. Les (bio-)systèmes, quels qu’ils soient, sont par essence complexes, organiques et profondément interconnectés. La crise actuelle a d'ailleurs révélé des connexions insoupçonnées (à titre d’illustration, un article récent centré sur les ressources en sol1).

Nous sommes collectivement responsables de fournir à nos apprenants la capacité d’analyser la complexité des systèmes, mais aussi les bases des différentes disciplines avec lesquelles ils seront amenés à interagir. Nous sommes collectivement responsables de leur apprendre à donner de la valeur à ces contraintes externes, issues de disciplines parfois fort éloignées des leurs en apparence, mais qui peuvent impacter voire conditionner la réussite de leurs projets spécifiques.

Nous leur devons également d’agir en exemples à ce sujet et d’ancrer nos actions d’enseignants dans ce monde complexe, organique et interconnecté. Le décloisonnement, la prise en compte des liens interdisciplinaires, devient une compétence indispensable que plus aucun professionnel ne peut négliger.

De la diversité, on peut percevoir une complexité accrue, mais il faut y voir surtout un gisement de créativité, ingrédient indispensable de la durabilité.

Pour aller plus loin :

1 Article « Soil : the great connector of our lives nowand beyond COVID-19 »
Rapport « Innovating pedagogy 2021, Exploring new forms of teaching, learning and assessment, to guide educators and policy makers »

Jonathan Thonon

Jonathan Thonon

Responsable des projets européens et de l’innovation au Théâtre de Liège

Jonathan Thonon a travaillé 10 ans comme chercheur au sein du Département des Arts et Sciences de la Communication (ULiège) et du CRECI (Paris III) avant de rejoindre, en 2014, le Théâtre de Liège. Il y est aujourd’hui responsable des projets européens et de l’innovation. À ce titre, il est notamment coordinateur d’IMPACT (International Meeting in Performing Arts & Creative Technologies), un projet transdisciplinaire, transectoriel et transfrontalier dont l’objectif est de construire des ponts entre les arts, les sciences et les technologies.

F(r)ictions créatives – après l’ IMPACT

En 2016, Le Théâtre de Liège mettait sur pied le projet IMPACT avec 8 autres partenaires culturels, académiques et industriels de l’Eurégio Meuse-Rhin. L’objectif principal du programme était de fonder un pôle eurégional permettant le décloisonnement entre les arts, les sciences et les technologies.
Dans notre société contemporaine de plus en plus marquée par l’hyper-fluidification des échanges ; sociaux, économiques, géographiques (ce que les anglo-saxons appellent une « frictionless society »), il était important de réintroduire de la friction, de réactiver des surfaces d’interactions, libératrices d’énergie, qui autorisent toutes formes d’hybridations et l’émergence de nouvelles normes/formes.

Notre conviction était, et est toujours, que le rôle des artistes en général est de générer de la friction au sein de notre société fascinée par la vitesse ; mais aussi de nous permettre de retrouver la puissance du frottement et de la rencontre, l’importance des externalités et des interfaces et les ressources de la fiction.

Si la barrière du langage entre l’artiste et le scientifique peut parfois être un frein (et cela même s’ils parlent la même langue), le terrain commun de l’expérimentation, de la recherche et de l’exploration permet souvent d’aligner les énergies sur un projet commun et innovant.

Il reste cependant un écueil, qui rend le décloisonnement entre art et science parfois complexe à activer ou à mettre en place. C’est que dans la carrière d’un scientifique, d’un chercheur, ce type de collaboration, qui pourtant produit parfois des résultats scientifiques probants, n’est pas valorisable au même titre qu’une publication, par exemple.
Décloisonner, dès lors, c’est aussi s‘assigner la tâche de changer de modèle.

Pour aller plus loin :

En savoir plus sur le projet IMPACT

Emilie Vandenborne

Fondatrice de Co-éos, L' Agence des Singularités Professionnelles
Conseillère à la direction chez Resa, responsable de la culture d'entreprise

Au sein de différentes structures, Emilie Vandenborne accompagne, depuis une dizaine d’années, l’innovation en entreprise (dans les processus, les produits et services, la stratégie ou le management). Portée par une conviction forte pour une société inclusive, elle fonde Co-éos, L' Agence des Singularités Professionnelles il y a peu. Elle est aussi aujourd’hui conseillère à la direction chez Resa, responsable de la culture d'entreprise. Elle nous rappelle que le décloisonnement fait également écho à la diversité et à l’inclusion.

Emilie Vandenborne

 

La neurodiversité comme plus-value au sein d’une équipe de travail

La diversité du fonctionnement mental (ou neurodiversité) désigne cette variabilité neurologique de l’espèce humaine, souvent comparée à la biodiversité. Elle suppose la coexistence de plusieurs types de fonctionnements cognitifs au sein de la population. Si le terme de neurodiversité provient d’abord du milieu de l’autisme, il recouvre aujourd’hui également des populations comme les Hauts Potentiels Intellectuels, les troubles « dys » ou encore les Troubles du déficit de l’Attention (TDA(H)).

L’inclusion, dans les organisations, de personnes issues de la neurodiversité donne la possibilité de faire vivre un de leurs talents extrêmement intéressant pour faire face à la compétitivité d’une entreprise : ce talent est le regard original qu’elles portent sur le monde. Ce regard force le questionnement, l’interpellation et la recherche de sens.

Ce faisant, elles facilitent la compréhension de ce dont nous avons tous besoin. Apparaît alors la notion de conception universelle. La télécommande en est un exemple très simple : elle fut inventée pour les personnes qui ne peuvent se déplacer vers la télévision. Aujourd’hui, nous profitons tous de cette invention.

Imaginons que ce talent trouve à s’exprimer au sein d’une équipe hétérogène. Alors, l’innovation est grandement facilitée car l’intelligence collective n’exclut personne. Elle suppose que nous soyons tous dotés d’intelligence individuelle à laquelle nous pouvons faire appel, et qu’il existe une forme d’intelligence, dite « collective », susceptible de dépasser, en les intégrant, ces intelligences individuelles, aussi plurielles qu’elles soient.

Pour que cette diversité puisse exister et s’exprimer, encore faut-il éviter la tyrannie de la norme : que la culture d’entreprise et le management n’incitent pas au conformisme, et que chacun puisse s’autoriser à être soi-même. Cela reste souvent un défi conséquent.

Pour aller plus loin :

Revoir notre rencontre-conférence du 20 novembre 2020, « La neurodiversité : une opportunité pour l'entreprise »

Constance Uyttebrouck

Constance Uyttebrouck

Chercheuse post-doctorante au département UEE (ULiège)

Constance Uyttebrouck est ingénieure civile architecte et docteure en art de bâtir et urbanisme. Après avoir travaillé cinq ans dans le secteur privé, d’abord comme architecte puis comme ingénieure en bureau d’études, elle s’est tournée vers la recherche en urbanisme et a étudié la mixité logement-travail à Amsterdam, Bruxelles et Stockholm.

Décloisonner la gouvernance urbaine pour décloisonner les lieux de vie et de travail

L’interpénétration renouvelée des lieux de vie et de travail est un phénomène observé depuis plusieurs années, à différentes échelles. Cette forme de décloisonnement de l’espace a notamment été rendue possible par la flexibilisation du travail, la définition de nouveaux groupes cibles (tels que les « jeunes professionnels »), la restructuration de l’offre de logement, et l’intégration de la « nouvelle économie » dans les agendas urbains. À l’échelle urbaine, le décloisonnement des lieux de vie et de travail s’inscrit dans un principe de renforcement de la mixité de fonctions, devenu fondamental dans les stratégies de développement urbain.

De nombreuses villes cherchent à améliorer leur attractivité résidentielle et économique et encouragent la mixité de ces fonctions, dans un contexte de globalisation et de compétition accrues entre territoires. Cependant, concrétiser ces objectifs requiert un effort collaboratif de la part des acteurs aussi bien publics que privés, dont les intérêts propres peuvent se recouper. Les cadres institutionnels existants contraignent cette gouvernance collaborative, qui implique de nouveaux rôles pour les acteurs et la création de nouveaux outils (par exemple, des « visions » locales) et/ou l’adaptation des instruments de planification urbaine.

Le soutien des autorités locales apparaît comme essentiel, de même que la (co-)création d’instruments permettant une plus grande flexibilité des nouveaux projets urbains, dans une démarche de planification stratégique. Le contexte actuel appelle à une accélération du décloisonnement des lieux de vie et de travail, mais cela demande au préalable un décloisonnement de la gouvernance urbaine, auquel toutes les villes ne sont peut-être pas préparées.

Pour aller plus loin :

Thèse de doctorat « New ways of working, new ways of living... What housing and planning implications ? Ontologies and governance of live-work mix. A comparison of Amsterdam, Brussels and Stockholm. », de Constance Uyttebrouck
Article « The governance of live-work mix : Actors and instruments in Amsterdam and Brussels development projects », de Uyttebrouck C., Remøy H. & Teller J.

Mathieu Baudin

Directeur de l'Institut des Futurs souhaitables (France)

Historien et prospectiviste, Mathieu Baudin est le directeur de cette école de la réinvention dont la mission est d’ « ouvrir les futurs pour libérer le présent ». Auteur, conférencier, chroniqueur TV et Radio, il voyage dans le temps depuis plus de 20 ans entre futur, passé et présent, pour permettre à chacun d’être acteur de son époque.

Mathieu Baudin

 

Hybridation de talents

Extrait de son ouvrage « Dites à l’Avenir que nous arrivons, la (r)évolution des conspirateurs positifs »

L’École d’Athènes est sans doute la plus célèbre fresque de Raphaël, que l’on peut admirer au Vatican dans la Chambre de la Signature. On y voit deux millénaires de philosophes, de Zoroastre à Averroès en passant par Platon et Hypathie d’Alexandrie réunis dans un même espace-temps, comme si tous ces personnages le temps de cette École d’Athènes, pouvaient se parler et partager la quintessence de ce qu’ils ont apporté au monde. Cette image rejoint ce que j’aime faire : chercher.

Si l’on entend répéter que « l’important, c’est de participer », pour ma part, j’aime aussi trouver – tout en acceptant que le résultat ne corresponde pas nécessairement à ce que je cherchais. J’aime le moment, le momentum de la découverte, cet instant précis qui libère les possibles.

C’est ainsi que depuis la fin du XXe siècle, je cherche des experts-explorateurs – les Pythagore, les Hildegarde de Bingen et les Magellan d’aujourd’hui. Des femmes et des hommes en avance sur leur temps, qui ont atteint le sommet de leur art et veulent aller encore plus loin en s’hybridant avec d’autres pour explorer de nouveaux archipels , ces nouvelles terrae ingognitae que représente le futur. Ils ont en commun une énergie qui les invite à l’exploration. J’éprouve à leur égard une grande admiration, et j’ai toujours eu le désir de les réunir, de nous réunir, dans un lieu qui serait une sorte d’asile pour réinventeurs de mondes. Un lieu où nous serions à couvert, sans avoir à nous excuser d’être hors des normes ; car bien plus qu’a-normales, je trouve en effet ces personnes extra-ordinaires. Un atout de choix pour l’aventure à laquelle nous invite l’époque.

Pour aller plus loin :

Mathieu Baudin est l’invité de notre conférence de clôture « Imaginer les futurs souhaitables », le 23 juin à 11h. Inscription gratuite mais obligatoire.
Ouvrage « Dites à l’Avenir que nous arrivons, la (r)évolution des conspirateurs positifs », Ed. ALISIO
Podcast « Dites à l’Avenir que nous arrivons », en partenariat avec Les Éclaireurs de Canal+