Orateur(s)
Steve Majerus Professeur Ordinaire (Faculté de Psychologie, Logopédie et Sciences de l'Éducation, PsyNCog, ULiège)
Christine Bastin Professeur Associé, Maître de Recherches FNRS (Faculté de Psychologie, Logopédie et Sciences de l’Éducation et GIGA-CRC-Human Imaging, ULiège)
Philippe Raxhon Professeur Ordinaire (Faculté de Philosophie et Lettres, Département des Sciences Historiques, ULiège)
Guillaume Drion Professeur (Faculté des Sciences Appliquées, Institut Montefiore, ULiège)
Véronique Sorlet Managing Director (John Cockerill Foundation)
Céline Sabatel R&D Manager (Diagenode Hologic)

La mémoire : approches croisées

Soirée de lancement de Saison
    Résumé

    La conférence de lancement de la 15ème saison de Liège Créative s'est articulée autour du thème de la mémoire, exploré sous ses multiples facettes à travers des regards croisés et interdisciplinaires.

    La première intervention a porté sur les différents systèmes de mémoire du point de vue des neurosciences, insistant sur le fait qu'il n'existe pas une mais bien au moins cinq mémoires distinctes. La mémoire de travail, souvent appelée mémoire à court terme, est une mémoire immédiate et très limitée, capable de retenir environ sept informations simples comme des chiffres. C'est une interface complexe et exigeante pour le cerveau, qui mobilise de nombreuses régions cérébrales pour maintenir temporairement des informations utiles à la résolution de problèmes. À l'opposé se trouvent les mémoires à long terme. La mémoire épisodique est celle de nos souvenirs personnels, des événements que nous avons vécus. Elle fonde notre identité, nous situe dans le passé et nous permet de nous projeter dans le futur. Bien qu'elle puisse stocker énormément d'informations, elle n'est pas entièrement véridique, car nos souvenirs sont personnels et subjectifs. La mémoire sémantique, quant à elle, est notre encyclopédie interne, notre "Wikipédia" personnel, contenant toutes nos connaissances générales sur le monde, comme le fait que Bruxelles est la capitale de la Belgique. C'est une mémoire gigantesque, rapide, automatique, qui continue d'évoluer même à un âge avancé. La mémoire procédurale est implicite et concerne nos savoir-faire, comme faire du vélo ou lacer ses chaussures, des gestes que l'on exécute sans y penser et qu'il est souvent difficile de verbaliser. Enfin, l'ensemble de ces systèmes interagit de manière complexe, une dynamique que les chercheurs tentent de modéliser à l'aide de modèles computationnels et connexionnistes, inspirés du fonctionnement des neurones.

    Ces modèles trouvent un écho direct dans le développement de l'intelligence artificielle (IA). En effet, les architectures derrière des systèmes comme ChatGPT trouvent leur origine dans les sciences cognitives et les modèles connexionnistes des années 80. Cependant, l'IA moderne s'est éloignée de l'intelligence biologique. Le cerveau humain est polyvalent et économe en énergie, tandis que l'IA est devenue ultra-spécialisée et extrêmement énergivore, focalisée sur la performance brute. Une différence fondamentale réside dans la mémoire contextuelle, cruciale pour l'humain mais supprimée dans les IA comme ChatGPT pour des raisons technologiques. Cette mémoire se construit séquentiellement, ce qui rendrait l'apprentissage sur des milliards de données beaucoup trop long. Pour contourner ce problème, ChatGPT n'a pas de mémoire d'une interaction à l'autre ; à chaque nouvelle demande, on lui fournit l'intégralité du contexte passé, ce qui explique sa lourde consommation énergétique. On pourrait ainsi le comparer à un patient amnésique doté d'une gigantesque mémoire sémantique mais dépourvu de mémoire épisodique. L'ingénierie neuromorphique cherche justement à réintroduire cette mémoire contextuelle pour développer des IA plus adaptables, moins énergivores et capables d'interagir dans des environnements incertains, comme des robots collaboratifs. Cette collaboration entre ingénieurs et psychologues est précieuse : elle permet aux ingénieurs de s'inspirer du cerveau pour créer des IA plus "humaines" et aux psychologues d'utiliser ces modèles pour mieux comprendre le fonctionnement cognitif humain.

    Au-delà de l'individu, la mémoire est aussi un phénomène collectif. La mémoire collective se distingue des connaissances partagées (mémoire sémantique) par le fait qu'elle définit l'identité d'un groupe, comme une famille, une entreprise ou une nation. Elle remplit trois fonctions principales : une fonction identitaire (créer une identité de groupe stable, partager des valeurs), une fonction directive (utiliser le passé du groupe pour guider les actions futures) et une fonction sociale (créer et maintenir des liens entre les membres). Ces fonctions se retrouvent également au niveau de la mémoire individuelle. Les commémorations du bicentenaire de John Cockerill en 2017 sont une parfaite illustration de la construction d'une mémoire collective. En réactivant son histoire et en se réappropriant le nom de son fondateur, l'entreprise a renforcé son identité et le sentiment d'appartenance de ses collaborateurs, en interne comme à l'international. Ce travail s'est nourri des mémoires individuelles (témoignages, objets) pour créer des traces physiques — expositions, livres, films — qui constituent la mémoire sociale. Cette mémoire sociale, matérialisée dans des archives ou des musées, perdure indépendamment des individus et nourrit à son tour les futures mémoires collectives.

    Enfin, la conférence s'est penchée sur la mémoire historique et la transmission des traumatismes collectifs. L'historien étudie comment le poids du passé influence nos représentations du monde, des autres et de nous-mêmes. Il analyse les mémoires collectives, leurs concurrences et leurs instrumentalisations par le pouvoir politique, qui peut reconstruire le passé à des fins idéologiques. Dans un dialogue avec la biologie, la question de la transmission intergénérationnelle a été explorée sous l'angle de l'épigénétique. L'épigénétique étudie les mécanismes réversibles qui régulent l'expression de nos gènes sans modifier leur séquence ADN. Notre environnement (alimentation, stress, etc.) laisse des "marques" épigénétiques sur notre génome, une sorte de mémoire cellulaire de notre vécu. Bien que chez l'humain une reprogrammation épigénétique quasi-totale ait lieu pendant le développement de l’embryon, certaines études suggèrent que des marques liées à des traumatismes pourraient, dans des cas extrêmes, être transmises à la génération suivante. Comprendre ces mécanismes est crucial, car des dérégulations épigénétiques sont liées à de nombreuses pathologies comme le cancer, et leur étude pourrait améliorer diagnostics et traitements. 

    Cette soirée a ainsi démontré que la mémoire est un objet d'étude riche et complexe, dont la compréhension nécessite une approche interdisciplinaire rigoureuse. Elle constitue un enjeu sociétal majeur, car se souvenir, c'est aussi anticiper. Et de conclure l’enjeu sociétal de la mémoire, dans les périodes troubles que nous connaissons.

    Ce compte-rendu a été rédigé avec l’aide de l’IA.

    (Re)découvrez ici les conclusions du Professeur Raxhon, ainsi que les informations sur la création d'un Institut d’études et de recherches sur les mémoires.

     

    LIEGE CREATIVE entame sa 15e saison !

    À l’occasion de ce lancement de saison « anniversaire », c’est sur une thématique aux multiples dimensions que nous nous pencherons : la mémoire ! 
    Une thématique plurielle, également, car il n’existe pas une seule mémoire mais plusieurs, mobilisant d’ailleurs des circuits et des mécanismes différents pour des finalités diverses.

    Ainsi, cette soirée sera transdisciplinaire par excellence, mêlant des spécialistes issus des sciences neurologiques, biologiques, historiques, de l’ingénierie, de l’épigénétique, ainsi que de l’intelligence artificielle.

    Ensemble, les différents intervenants éclaireront les enjeux de la mémoire, qu’elle soit humaine, collective, organisationnelle ou artificielle.

    De la trace biologique à la mémoire des faits historiques, en passant notamment par les processus d’apprentissage des IA, cette rencontre-conférence se voudra kaléidoscopique. 

    Un rendez-vous passionnant en perspective !