La Liberté - LIEGE CREATIVE

Pour cette 6ème lettre thématique, nous nous sommes laissés interpeller, comme toujours, par une notion inspirée du contexte ambiant.

Au cœur de notre modèle de société et du principe même de la démocratie, la Liberté est aujourd’hui questionnée et bousculée, en pleine crise sanitaire. Fidèles à notre approche transdisciplinaire, nous avons interrogé 6 personnalités pour qu’elles nous partagent, à l’aune de leurs théories ou pratiques, leur regard sur « la Liberté ».

Elles évoquent, ci-dessous, leurs observations liées au contexte actuel, que ce soit notamment depuis leur point de vue issu de la Philosophie, du Droit, ou de la Philosophie du Droit... Tandis que la liberté d’expression est rappelée en tant que droit fondamental, la question de la liberté du chercheur est également débattue dans cette lettre, qu’elle concerne la communication ou les impacts de ses recherches sur la vie humaine.

Les impacts de la recherche sur notre société étant régulièrement au cœur de nos rencontres-conférences dans des perspectives d’innovation, nous questionnons aussi le principe de liberté par rapport à la question du progrès, ici, en matière de santé à l’ère du digital.

Enfin, parce que nos modes de fonctionnement professionnel sont profondément transformés aujourd’hui, nous nous sommes intéressés à la notion de liberté au sein des entreprises qui tendent à libérer pleinement leur structure. Finalement une réflexion se pose en filigrane de cette lettre : comment les libertés individuelles et collectives s’articulent-elles ?

Bonne lecture !

Frédéric Bouhon

Frédéric Bouhon

Professeur en Faculté de Droit à l’Université de Liège

Les enseignements et recherches de Frédéric Bouhon portent principalement sur le droit constitutionnel dans sa dimension institutionnelle, avec un accent mis sur le droit électoral, ainsi que sur les droits fondamentaux. Les travaux les plus récents menés avec les membres de son centre analysent, sous l'angle juridique, la manière dont les autorités gèrent la crise sanitaire.

Sa contribution sur « la liberté d’expression » nous rappelle en quoi elle est un droit fondamental.

La liberté d’expression : un droit fondamental de déranger

La liberté d’expression est un droit fondamental, consacré par la constitution belge (articles 19 et 25) et par de nombreux traités internationaux, comme la convention européenne des droits de l’homme.

Cette liberté concerne toutes les formes d’expression. Elle couvre tant un article de presse, qu’une pièce de théâtre, une sculpture, un film, une chanson ou un discours politique. Elle permet d’exprimer (mais aussi de recevoir) des informations et des idées, en principe sans contrôle des autorités publiques.

À ce titre, la liberté d’expression est le vecteur du plus beau comme du plus laid de ce que l’humanité peut générer. Cette liberté permet de déranger : elle vaut aussi – et peut-être surtout – pour les idées qui heurtent, choquent ou inquiètent l'état ou une fraction quelconque de la population.

On n’a pas besoin d’un droit fondamental pour discuter de la météo, mais bien pour critiquer la gestion d’une crise – sanitaire ou autre – par un gouvernement, construire un discours scientifique à contre-courant ou proposer au public des œuvres qui sont incompatibles avec les mœurs de la majorité, sans pour autant craindre la censure ou des sanctions.

S’il est vrai que la liberté d’expression n’est pas absolue, qu’elle peut être encadrée par l’état notamment pour lutter contre le racisme ou sanctionner les appels à la haine ou à la violence, elle demeure un droit à la portée large, concrète et effective pour chacun. Indispensable au fonctionnement de la démocratie, qui vit du débat, la liberté d’expression est aussi un défi quotidien pour elle, puisqu’elle permet à chacun de la mettre en cause, voire de mépriser certaines de ses institutions.

Pour aller plus loin :

Page Facebook du Centre de Droit public et constitutionnel et des droits de l'Homme - ULiège

Bernard Rentier

Virologiste, Recteur honoraire de l’Université de Liège

Bernard Rentier a mené une carrière internationale de Chercheur et a instauré un système de dépôt institutionnel des publications scientifiques, devenu un modèle d’accès libre. Il se consacre actuellement à promouvoir la Science ouverte dans toutes ses implications pour la Recherche et les chercheurs.

Nous l’avons interpelé dans le cadre de cette lettre thématique afin d’en savoir plus sur la liberté du chercheur de développer la Science et de la communiquer.

Bernard Rentier

 

L’objectif optimiste de la Science ouverte

Plus que jamais, la crise de la Covid servant d’aiguillon, nous sommes face à beaucoup d’opportunités, mais également de défis moraux, réglementaires et philosophiques, que doit relever la Société, en bonne partie avec l’aide de la Recherche.

Plus que jamais, se pose la question de l'impact des développements scientifiques sur la vie humaine, sur sa structuration sociale et sur son environnement. Comment la Science est-elle réglementée aujourd’hui et comment devrait-elle l'être demain ? Y a-t-il des limites éthiques à la liberté de développer la Science au sens large dans des domaines sensibles ? Ces contraintes brident-elles la liberté du chercheur ?

Seule une totale liberté de chercher (c’est le slogan de notre Fonds de la Recherche Scientifique) ouvre des horizons qui ne sont pas déjà balisés par des modes ni des exigences de profit, deux impératifs illégitimes qui, en outre, se superposent souvent. Mais pour accorder toute sa liberté au chercheur, il faut le dégager des obligations qui lui sont faites au travers des mécanismes traditionnels d’évaluation qu’il/elle doit subir tout au long de sa carrière, et qui l’emprisonnent dans des schémas convenus et autoreproducteurs. C’est l’objectif optimiste de la Science ouverte.

Pour aller plus loin :

Découvrez l’ouvrage « Science ouverte, le défi de la transparence » de Bernard Rentier, paru en 2018 dans la collection « L’Académie en poche » de l’Académie Royale de Belgique.

Nicolas Thirion

Nicolas Thirion

Professeur ordinaire à la Faculté de Droit de l’Université de Liège

Les domaines privilégiés d’enseignement et de recherche de Nicolas Thirion sont le Droit économique et la Théorie et Philosophie du Droit.

Il nous explique comment l’arrivée d’une pandémie telle que celle que nous subissons aujourd’hui, et sa portée mondiale inattendue, peut rapidement remettre en cause nos libertés publiques les plus fondamentales.

Des libertés publiques en temps de pandémie

Pas plus que les autres pays, la Belgique n’a échappé à l’épidémie de Covid-19. La gestion de la crise sanitaire qui en a résulté a témoigné d’une impréparation générale des autorités politiques face à la survenance de phénomènes de ce type.

Cette impréparation est particulièrement perceptible dans les dispositifs juridiques adoptés par les différents exécutifs pour organiser les mesures de confinement, de déconfinement et de reconfinement à destination des particuliers et des entreprises. Prises dans la panique et sans réflexion un tant soit peu approfondie, nombre de ces mesures portent atteinte à certains principes fondamentaux d’un État de droit démocratique, tels que la légalité, la sécurité juridique ou la proportionnalité. Plus encore, elles restreignent, par le biais de simples arrêtés ministériels, les grandes libertés publiques garanties par la Constitution. Les juridictions, quant à elles, n’ont jusqu’à présent guère joué le rôle de garde-fous qu’on pouvait attendre d’elles, tandis que la plupart des différents parlements du pays ont, en pratique, abdiqué leurs prérogatives de contrôle.

Se met ainsi en place un état d’exception sanitaire qui s’éloigne de plus en plus des standards d’une démocratie libérale digne de ce nom. Cette situation ne peut déboucher que sur deux issues dangereuses : ou bien le renoncement d’une majorité de la population à la défense des libertés constitutionnelles, au prix d’une servitude indigne, ou bien une spirale d’actions de plus en plus désespérées et violentes afin de contester les multiples violations de l’État de droit.

Les autorités politiques seraient bien avisées de se rappeler qu’en démocratie, l’État est institué pour garantir la liberté – fût-ce en lui assignant des limites justifiées –, pas pour la vider de sa substance.

Pour aller plus loin :

Une version étayée de cette synthèse sera publiée dans le premier numéro de 2021 de la Revue de droit commercial, sous le titre : « La gestion juridique de la crise sanitaire en Belgique : de l’État de droit à l’état d’exception ? ».

Pour échanger sur un thème similaire : Nos partenaires de la MSH organisent une rencontre « Prendre soin... des Libertés », le 19 mai 2021.

Edouard Delruelle

Professeur de philosophie politique à l’Université de Liège ; Président de l’Union Nationale des Mutualités Socialistes (Solidaris)

Par le passé, Edouard Delruelle a été membre du Comité consultatif de bioéthique de Belgique (1996-2004) et, à ce titre, Rapporteur de la Commission « euthanasie », dont les travaux ont débouché sur la législation belge en vigueur. De 2007 à 2013, il fut également Directeur-adjoint du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme (Unia). Ses travaux portent essentiellement sur les rapports entre démocratie politique et justice sociale.

Dans le sillon des textes précédents, il développe ici le concept de la liberté à l'aune du modèle de société dans lequel nous vivons.

Edouard Delruelle

 

Liberté et sécurité… sociale ?

Face à un danger collectif comme le terrorisme ou la pandémie actuelle, le débat est toujours le même : « jusqu’où sommes-nous prêts à sacrifier nos libertés pour assurer notre sécurité ? ». Nous mettons en balance nos libertés individuelles de circuler, de travailler, de nous réunir, etc., avec les restrictions policières pour protéger la vie, érigée en « première des libertés ».

C’est mal poser la question. Pourquoi devons-nous rester chez nous ? Parce que nos hôpitaux risquent la saturation, en grande partie du fait que notre système de soins de santé a été désinvesti par les politiques néolibérales. Si le gouvernement restreint nos libertés, c’est parce qu’il n’est plus en mesure de garantir ce qui rend possibles ces libertés : les moyens matériels d’une vie épanouie.

C’est que notre liberté n’est pas suspendue en l’air, elle dépend de conditions qui sont sociales, collectives : pouvoir subvenir à nos besoins, avoir accès à l’éducation, à la santé. La première protection que l’État doit aux individus, ce n’est pas la protection policière, c’est la protection sociale, c’est de fournir aux individus les moyens matériels et sociaux nécessaires pour vivre une vie bonne. Pas de libertés individuelles sans droits sociaux.

La pandémie nous le montre : là où notre système de soins de santé est défaillant, l’État n’a d’autre choix que le confinement, le couvre-feu, etc. De même quand le système éducatif échoue ou que l’emploi fait défaut : les illégalismes et la délinquance augmentent, obligeant l’État à renforcer contrôles et répressions. C’est bien la triste tendance historique de ces dernières décennies : à la place de la sécurité sociale qui permet la liberté, une sécurité policière qui la restreint. Pouvons-nous encore inverser la tendance, en restaurant à la fois l’État de droit et l’État social ?

Pour aller plus loin :

Découvrez le récent ouvrage d’Edouard Delruelle : « Philosophie de l’État social. Civilité et dissensus au XXIe siècle », Paris, Kimé, 2020.

Inscrivez-vous à notre rencontre-conférence LIEGE CREATIVE du 25 mars, Le « citoyen acteur de santé » à l’épreuve de la crise sanitaire, durant laquelle nous questionnerons l’offre d’éducations en santé et ses enjeux éthiques, avec Florence Caeymaex (Faculté de Philosophie et Lettres - ULiège) et Benoît Pétré (Faculté de Médecine - ULiège).

Philippe Kolh

Philippe Kolh

Professeur de biochimie et de physiologie humaines, Faculté de Médecine – ULiège
Directeur du Département de la Gestion du Système d’Information – CHU de Liège

Chirurgien cardio-vasculaire de formation, professeur de Biochimie et de Physiologie humaines à l’ULiège, membre associé de l’Académie Royale de Médecine de Belgique et Président du Festival ImagéSanté, les travaux de recherches de Philippe Kolh portent principalement sur l’exploitation des grandes bases de données cliniques, les méta-analyses, l’intelligence artificielle en médecine et la sécurisation des réseaux de santé intra- et inter-hospitaliers.

Philippe Kolh aborde ici avec nous l’importance de la liberté de partage des données médicales, essentielle dans le cadre de la prestation de soins et de la Recherche, mais nécessitant la plus grand prudence pour préserver la sécurité de ces données personnelles du patient, notamment en lien à l’évolution des nouvelles technologies.

La liberté d’usage des données médicales

Les données médicales consignées dans le dossier du patient  concernent l’ensemble des informations relatives à son état de santé, les actes et les soins qui lui sont dispensés, les diagnostics posés, les médicaments qui lui sont prescrits, etc. Au sein des établissements de soins, ces informations sont collectées par les professionnels de la santé et conservées généralement sur un support numérique. En pratique, les données relatives au même patient peuvent être conservées en différents lieux, selon les prestataires de soins et les établissements que ce patient a consultés. Rendues possibles par l’informatisation du dossier patient, des initiatives ont été menées, tant au niveau régional que fédéral, afin de rendre les données médicales disponibles par le développement de plateformes d’échanges entre prestataires de soins intervenant pour un même patient.

Le partage de ces données n’est cependant pas libre de toute contrainte. Les risques d’atteintes aux droits et libertés augmentant avec l’évolution des technologies informatiques et l’accroissement des échanges, les entités en charge de la gestion de ces données et de ces flux sont tenues de garantir les principes de protection des données prescrits par le RGPD et de mettre en place les mesures adéquates afin de préserver les données,  par nature particulièrement sensibles, des risques de perte, de détournement, de vol, de compromission, de destruction ou de rupture de confidentialité.

Essentielles dans le cadre de la continuité et de la qualité des soins, les données contenues dans le dossier du patient peuvent être utilisées à des fins de recherche scientifique. Et ce, pour des motifs d'intérêt public dans les domaines de la santé publique. Dans ce cas, le chercheur s’engage à prendre les garanties appropriées afin de protéger les données en réduisant leur caractère identifiant.

Les progrès technologiques ouvrent la voie à des changements dans le fonctionnement de la pratique clinique et des soins de santé. En pleine expansion, l’intelligence artificielle (IA) est un domaine de recherche dont les applications sont notamment centrées sur le monitoring, la prédiction, le diagnostic et la médecine personnalisée. Visant l’excellence et gestionnaires d’un volume considérable de données médicales, les hôpitaux académiques offrent un cadre propice au développement ainsi qu’aux tests d’efficacité de solutions basées sur l’IA.

Face à ces progrès technologiques nécessitant le traitement de données sensibles, les instances européennes ont défini un cadre règlementaire dont les lignes directrices sont : acteur et contrôle humains, robustesse technique et sécurité, respect de la vie privée et gouvernance des données, transparence, diversité, non-discrimination et équité, bien-être sociétal et environnemental, et responsabilisation. Cet écosystème visant le bien-être de l’homme constitue le cadre dans lequel les données médicales pourraient être utilisées librement quel que soit le contexte et les parties prenantes.

Pour aller plus loin :

Revoir notre rencontre-conférence du 12 mars : « La santé connecté, un défi technique et… humain ! »

Bénédicte Dmyterko

Leader du projet humain de l’agglomération Liégeoise chez Décathlon

Bénédicte Dmyterko est également coach en entreprise, coach de vie, thérapeute et accompagnatrice de la philosophie Ikigai.

Pour conclure cette lettre thématique consacrée à La Liberté, elle aborde l’importance de tenir compte des différents potentiels et talents, collectifs et individuels, présents dans une entreprise afin d’en faire un milieu propice à la liberté, véritable moteur de bien-être et de réalisations insoupçonnées.

Bénédicte Dmyterko

 

Liberté individuelle et bien commun de l’entreprise

La libération des énergies en entreprise a pour objectif l’expression de chaque potentiel et de chaque talent, qu'il soit individuel ou collectif. La subsidiarité est la clé de voûte de nos organisations libérées, l’autonomie en est le cœur et le moteur. C’est à travers elle que chacun peut s’ouvrir un terrain de jeu d’expérimentation, de projets et de réalisation.

Cette liberté pleinement incarnée repousse les limites de ce que chacun est capable de réaliser pour lui-même, l'entreprise et le monde. Elle permet à de nombreux potentiels de s’exprimer et contribue de ce fait au bien-être au travail de façon individuelle et collective. Mais comment concilier cette liberté individuelle et le bien commun de l'entreprise ? Plus qu’un cadre structurant et enfermant, des objectifs clairs et définis, ainsi que des valeurs posées et incarnées, seront les garants de cette conciliation. Une fois la cible définie, co-écrite et éclairée par le leader, faire vivre des valeurs fortes permet à l'entreprise de traverser le temps, mais aussi de fidéliser et de rassurer ses collaborateurs.

Pas de liberté sans cette valeur de responsabilité. Et pas de responsabilité du bien collectif sans un sens fort. Être accroché, challengé, soutenu par un « Why » puissant permet à chacun en permanence d’ajuster ses actions et de se remettre en réflexion sur la dualité et la complicité entre le « Je » et le « Nous ». Le sentiment de servir quelque chose de plus grand que son propre bien renforce aussi la connexion aux autres et nourrit ainsi le besoin de reconnaissance et d’appartenance.

Enfin, s’autoriser à être soi-même dans l'authenticité de son être et être accompagné vers celle-ci sera une clé pour un mieux-être et faire ensemble.

Pour aller plus loin :

« Liberté et Cie, quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises », Isaac Getz, 2016, éditions Flammarion.